Comment faire des prévisions en période de crise ?

Comment faire des prévisions en période de crise ?

La situation de crise sanitaire mondiale dans laquelle nous sommes a conduit bon nombre d’entreprises à annuler leurs prévisions. L’incertitude générale et l’absence de visibilité sur le comportement des acteurs économiques rendent très difficile leur exercice de prévision. Les baromètres habituels connaissant des baisses historiques, l’anxiété se propage.

Dans ce contexte, beaucoup d’entreprises sont passées en « mode survie » et se concentrent sur l’essentiel : redémarrer leur activité et retrouver de la trésorerie. C’est aussi la « navigation à vue ». Pourtant il est aussi indispensable d’essayer de se projeter dans l’avenir. On ne connaît pas encore l’effet psychologique du confinement sur les équipes, mais si les vôtres sont engourdies ou n’ont pas le moral, imaginez que vos concurrents eux ne dorment pas. Même si vos projections pourraient s’avérer fausses, l’exercice est important : il met en état de pro-activité, incite à planifier des actions, à étudier de plus près ses concurrents, à revoir la stratégie, à essayer de « redonner un cap » au lieu de rester attentiste ou subir. La capacité à se projeter est un élément rassurant que ce soit pour les investisseurs ou pour les équipes, même si tous doivent s’attendre à des temps difficiles.

Après la phase de sidération du confinement et l’arrêt brutal de l’activité, on commence à voir émerger des prévisions macro. Des économistes imaginent des scénarios, plus ou moins optimistes. Cet exercice prend forme à mesure que l’on reçoit de nouvelles informations et que l’on comprend la nouvelle situation et ses conséquences notamment sur l’offre et la demande.

Mais lister des scénarios n’est pas suffisant. Il est mieux de les « probabiliser » et d’imaginer des scénarios beaucoup plus éloignés que les « fourchettes » de variation que nous avons l’habitude d’utiliser. La situation est tellement inédite qu’il serait risqué de se baser sur des analogies historiques ou des habitudes.

Ensuite, pour éviter des erreurs de communication et d’interprétation sur vos prévisions, je recommande la prudence : adopter un vocabulaire « probabiliste ». Pour cela vous pouvez utiliser des échelles probabilistes qu’on appelle WEP’s (pour « Words of Estimative Probability »). Ces WEPs sont déjà couramment utilisés dans certains domaines tels que le renseignement militaire ou encore la médecine. Et même si vous n’arrivez pas à dégager un scénario hautement probable mais seulement des scénarios alternatifs à peu près équiprobables, vous pourrez les communiquer et on pourra parfaitement accepter l’idée qu’on ne sache pas. C’est d’ailleurs ce qu’on entend maintenant aux plus hauts niveaux des Etats : la crise sanitaire aura peut être appris aux dirigeants à être plus modestes. Le fait de s’appuyer depuis peu sur des communautés scientifiques, qui par leur métier savent qu’il faut douter et éviter les certitudes, y est sans doute pour beaucoup.

Enfin si vous n’avez pas trop de méthodologie ni d’outils de prévision, vous pouvez par exemple essayer de combiner l’intelligence collective et un outil de marché prédictif.

Qu’est-ce que c’est ?

L’intelligence collective est déjà assez connue. Il existe diverses méthodes. On la pratique de façon structurée (ateliers spécifiques) ou bien parfois sans le savoir (par exemple une réunion budget organisée par un directeur commercial avec son équipe de managers régionaux).

Si on part de l’hypothèse qu’en matière de prise de décision et de gestion de crise le groupe est plus performant que l’individu isolé, on peut s’attendre à ce que ce soit similaire pour les prévisions. Mais il n’est pas évident d’obtenir un consensus lorsque les avis et les intérêts individuels divergent. Il faut garder un état d’esprit ouvert et surtout se méfier des nombreux biais qui peuvent entrer en jeu dans les réunions de groupe (influence, leadership/suivisme, jeu hiérarchique…) surtout les groupes fermés (connaissance du marché souvent très limitée, non représentative).

Vous pouvez aussi expérimenter les « marchés prédictifs ». Ces outils, moins connus, s’inspirent tout simplement du fonctionnement d’un marché boursier. Contrairement à un sondage ponctuel, un marché prédictif a l’avantage d’être dynamique, comme la bourse. Le principe de fonctionnement est que les marchés financiers sont reconnus pour leur capacité d’anticipation de ce qu’il va se passer sur l’économie réelle. Sur les marchés financiers, les cours montent ou descendent en fonction des prévisions de bénéfices futurs. Ils connaissent aussi des épisodes de variations extrêmes (emballements spéculatifs ou mouvements de panique) et sont très sensibles à l’incertitude (volatilité). Si le marché ne sait pas anticiper un choc exogène imprévu il peut en revanche donner une indication intéressante sur la période de récupération moyen terme (horizon +6 mois). C’est donc un outil complémentaire à d’autres (par exemple le suivi d’indicateurs avancés, baromètres de directeurs achat, etc…).

Ces « marchés prédictifs » sont déjà utilisés dans les prévisions d’actualité générale (politique, sport…) mais aussi parfois dans le domaine de l’entreprise (pricing, volumes, évolution technologique, mix produit…).

Dans l’entreprise, cela consiste à mettre en place un « serious game » avec un groupe de participants. Sur une plateforme en ligne chaque participant va agir comme s’il était un investisseur. Les valeurs correspondant à différents choix (scenarios) ou bien à une valeur future. La plateforme est utilisée soit en mode « ouvert » à tous les internautes connectés (si on cherche à élargir la base de participants en mode « crowd ») ou soit en mode « fermé » (préférable s’il y a une dimension confidentielle ou si on veut être sélectif en s’assurant d’avoir seulement des gens qui connaissent bien le sujet). La durée de jeu est fixée d’avance : en mode rapide (quelques jours) ou plus long (1 mois ou avant une échéance décisionnelle…). Les participants reçoivent chacun le même nombre de crédits au départ. Chaque participant espérant gagner (c’est la dimension spéculative des marchés), ils vont modifier leurs positions au fil du temps (concrètement acheter ou vendre des scénarios) à mesure qu’ils intègrent des nouvelles informations et qu’ils prennent en compte les changements de cotations qui résultent des décisions achat/vente des autres participants. A la fin du jeu apparaîtront le(s) scénario(s) avec leur cotation associée ou bien la valeur à terme la plus probable selon le groupe.

Cette méthode peut aussi être très utile à l’heure de réduire drastiquement les coûts. Beaucoup d’entreprises vont devoir abandonner certains projets qui hier encore étaient jugés stratégiques. Pour faciliter cette prise de décision les marchés prédictifs peuvent aider à sélectionner les projets qu’il faudra poursuivre ou arrêter.

Enfin la gravité de la crise peut aller jusqu’à remettre en cause le business model de l’entreprise. Qu’il s’agisse d’une nécessité absolue ou simplement d’une étude d’opportunité on doit continuer à se projeter dans le futur. Là encore les marchés prédictifs peuvent faire partie des outils en marketing stratégique pour étudier les opportunités, les tendances, tester des concepts, des innovations ou encore des marques.

Mais attention un jeu de marché prédictif n’est pas du tout évident à organiser. Pour l’avoir testé j’ai constaté qu’il était préférable d’avoir :

– un nombre suffisant de participants, avec une variété maximale de profils et d’opinions (ce choix est sans doute déterminant pour le résultat),

– des participants vraiment intéressés, disponibles pour jouer chaque jour (si le jeu se déroule sur plus d’une journée) et motivés (incentive ou cadeau à gagner selon le nombre de points réalisés),

– une animation (pour former et surtout maintenir les participants actifs pendant toute la période).

J’espère que ce post vous sera utile et vous souhaite bonne chance pour vos prévisions !

 

Pour aller plus loin, voici quelques liens utiles :

– les « WEP » (words of estimative probability) :

https://en.wikipedia.org/wiki/Words_of_estimative_probability

– les marchés prédictifs :

https://fr.wikipedia.org/wiki/March%C3%A9_de_pr%C3%A9diction

https://info.prediki.com/ (exemple de plateforme, gratuite pour les membre ESOMAR durant la période de confinement COVID19)

Auteur de l’article : Pascal Doreau

Première date de publication : 10 mai 2020

Photos :  D. Beemer, YouXVentures and M.B.M. on Unsplash